Antoine Le Menestrel, figure de l’escalade libre en France partage simplement en quelques mots un appel à la solidarité et au civisme pendant le confinement.
S’en suit un succulent récit narrant son incroyable journée qui lui a permis de réaliser première ascension de “La rage de vivre”, un des premiers 8b+ français. Texte datant d’avril 1986. Bonne lecture !
NON ! JE N’IRAI PAS GRIMPER A BUOUX. Dans les années 80, j’ai grimpé à Buoux alors que la falaise était interdite ; c’était pour moi impossible que l’on m’interdise de grimper. Le maire m’envoyait les gendarmes. C’était mon acte de résistance dans cette société qui me rendait malade. Ma vie, c’est la grimpe. Le rocher est notre point de contact, dans la prise je laisse ma sueur, ma peau, mon sang, mon souffle. Aujourd’hui, j’habite à 5 km des falaises de Buoux et je n’irai pas y grimper. C’est trop facile de me sentir un “résistant” en allant grimper tout seul. Aujourd’hui j’adore toujours grimper, mais le PARTAGE EST MON NOUVEAU SOMMET. Mon rêve aujourd’hui est la CORDÉE HUMAINE. Une cordée solidaire avec des compagnons que je ne vois pas, qui sont entre autres le personnel de santé. C’est eux les vrais résistants. Lors de mon passage sur Terre, cela me plaît de mettre un peu d’énergie dans cette solidarité. Je n’irai pas grimper à Buoux et je prend le temps de vous écrire.
Antoine Le Menestrel, 18 mars 2020
La Rage de vivre
Je réalise Requiem 7c à vue. Je me sens bien que quand je grimpe, le nom de la voie m’a porté. Mon corps et son esprit, la voie et son nom se sont accordés. Merci Marc.
C’est un grand jour est un grand jour pour moi : je vais grimper en face ouest le matin et réalise Jeune cadre dynamite 8a/b, une voie d’une grande diversité avec le dernier pas un grand jeté qui demande beaucoup de confiance mais qui en donne beaucoup en cas de réussite. Le soir, au premier essai de la journée, je réalise La Rage de Vivre 8 b/c. A l’époque la plus haute cotation.
Cette voie, c’est l’enchaînement de la Rose et le Vampire et de la Secte 8a/b, son ampleur, sa dimension psychologique, sa beauté bleuté fluorescente, cette dégoulinure parfaite. La voie a 67 prises, une longueur inouïes.
Raarr
La vallée est déchirée par ce cri, elle s’emplit d’un écho fracassant. C’est le cri d’un grimpeur libéré. De longs blocs gorgés de soleil jonchent le pied de la voie. De leurs pores émane un parfum sableux aux couleurs désertiques. Buoux. Je sens un bouillonnement dans mon ventre, une inspiration volcanique envoûtante qui assaille mon corps, c’est l’émanation des entrailles terrestres. Dans ce paysage, je suis un fluide magique, une onde terrestre, présent dans chaque particule. Je suis là, grimpeur et spectateur. De cette place privilégiée, j’observe avec passion mon mouvement vertical de flux et de reflux sur la paroi. Je passe toujours plus de temps au pied de la voie qu’à grimper, c’est un rapport qui me surprend.
La vallée se referme sur elle-même, chacun de mes soubresauts brise ce calme.
Le soleil tombe. J’apparais par une porte sylvestre qui débouche sur le bout du monde, ce lieu magique, théâtre de nombreux combats. Les dernières rimes lumineuses s’entrelacent, Je m’en empare avec humeur. Je viens pour grimper. A cet instant, je ne doute pas. Je sais que je suis sur cette Terre pour réussir cette voie. Je pense que cette voie est inscrite en moi. Grimper me rend vivant. J’ai la sensation du grand jour. Je ne cesse de susciter l’état de grâce. La journée est fluide. L’influx est là, prêt à jaillir. Sur un bloc, je m’encorde, je lace consciencieusement mes chaussons, mon crachat purifie la gomme et elle se met à couiner. Je lâche mon brouhaha cérébral, je diminue la pression, je rentre en symbiose avec les éléments naturels, avec cette vibration terrestre, je me fonds en elle. La personne qui m’assure c’est Fabrice, il me redonne confiance avant de partir dans l’arène, il me parle peu, juste quelques phrases placées au bon moment. Mais à sa manière de m’assurer, il me porte par son attention. C’est aussi un ami et, sans lui, je n’aurais peut-être pas autant de hargne, ni l’envie d’aller plus haut. Fabrice me crie :
« L’assureur dévide sa corde de son cerf-volant humain.
Il le fixe si intensément, désire si ardemment le voir auprès du soleil, qu’il se sent en lui. Le cerf-volant rétrécit et tournoie dans le ciel. Mais une bourrasque le dévie. Il tourbillonne, percute la paroi, et tombe en criant. Demain ils reviendront. La rage de vivre les habitera si fort qu’enfin ils se poseront ensemble au sommet. »
Le départ de cette voie est trop beau : une première section, un motif jaunâtre et déversant, des premiers blocages très physiques. Puis, rapidement, le croisé de la Rose crève l’écran et permet d’atteindre une série de trous. Un petit toit raye ce mur. La seconde section suit une ligne bleu ciel, dégoulinure du temps. L’ensemble de la voie se définit par un enchaînement de passages de blocs entrecoupé par des positions de repos trop brèves ! Quand j’arrive un peu plus fatigué à la décontraction supérieure, il faut alors que je récupère le plus rapidement possible, je décompresse, je me concentre, je ne me décourage pas, j’en veux toujours, toujours… J’atteins ma limite. Mon expiration s’infiltre sous mon écorce, épousant mon corps jusqu’à l’éruption. Je me bats avec la même rage avec la même intensité avec ce même désir de réussir difficulté après difficulté. Le soleil disparaît, les ombres s’étirent, un dernier rayon accompagne l’ultime difficulté. C’est le crépuscule. Après un combat de chaque instant, je prends le sommet à pleines mains et je me rétabli pour vivre. J’ai crié comme un nouvel être vivant.
Antoine Le Menestrel. Avril 1986