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Darth Grader
Opinion Point de vue / Point of view

Darth Grader ou la question de la souveraineté en escalade – Darth Grader or who’s grading the climbing?

  • 12/06/2024

Darth Grader, gadget auxiliaire pour avoir une confirmation sur un ressenti de difficulté ou nouveau grand censeur des cotations ? Cet algorithme robotique est de plus en plus utilisé dans les rhétoriques des grimpeurs pro pour argumenter sur une cotation. Cependant il est le résultat d’un codage d’un seul grimpeur et demeure une proposition voulue comme objective mais qui ne l’est pas tant, et ne prenant pas en compte plusieurs aspects comme la spécificité de la grimpe (ex mouvement aléatoire, traumatisant, section rési épuisante, qualité réelle du repos…) ou des aspects éthiques parfois plus ou moins consciemment omis par les grimpeurs dans leur publications sur les réseaux sociaux (prémousquetonnage, utilisation de genouillères…). Bref, rien ne remplacera l’humain, comme s’attache à le rappeler ici Matthias Delignière, auteur de l’essai ci-dessous, qui remet en question la place de l’exactitude dans la recherche de la haute difficulté. À méditer !

Chacun connaît la fameuse VAR dont on promettait aux amateurs de football qu’elle allait mettre fin aux erreurs d’arbitrage et rendre les décisions plus objectives. On saurait enfin avec certitude s’il y avait hors-jeu ou non, but ou non, main ou non. On sait ce qu’il en est finalement des polémiques : elles n’ont nullement cessé.
On apprend ces jours-ci à l’occasion de Roland-Garros comment cette innovation s’est propagée au tennis, dont les juges de lignes sont peu à peu remplacés par l’ordinateur, sous prétexte qu’il amenuise l’erreur d’appréciation de 2 centimètres pour l’œil humain à 3.6 millimètres pour la machine. Autant dire qu’il reste encore tout l’infini pour parvenir à l’exactitude qu’on nous fait une fois de plus miroiter ici.
Pour ce qui nous concerne, la machine porte le doux nom “Darth Grader”, et elle promet comme ailleurs des cotations plus objectives, plus précises. On pourra enfin être sûr, sans débat possible, d’avoir grimper 7b, 5a ou 8c+. Enfin, pour peu qu’on ait soi-même apprécié correctement la difficulté des passages qui ensemble font la cote. Encore ici, tout un monde nous sépare de l’exactitude. Mais l’essentiel est ailleurs.
Car en effet ceux qui prétendent confier à la machine le soin de juger pour eux de ce qu’ils font se dépossèdent par là volontairement de leur souveraineté en même temps qu’ils lui abandonnent le soin de la réflexion et l’art si politique de la discussion et du consensus. Plus besoin de discuter en effet, la machine tranchera. Plus besoin de se mettre d’accord, de trouver un terrain d’entente, de développer arguments et idées, de chercher à convaincre. Plus besoin de se parler, ni même de reconnaître une légitimité à la parole de l’autre : la machine parle à notre place.

Au fond, que des sports comme le football ou le tennis glissent sur cette pente c’est compréhensible, presque naturel : ses acteurs – certains niveaux amateurs mis à part – sont d’entrée de jeu dépossédés de tout pouvoir de décision au profit d’un tiers, l’arbitre. Ils ne leur reste que la colère et la contestation pour tout exercice. La soumission ou la bouderie. Mais notre activité, qu’on réduirait difficilement à un sport – et peut-être est-ce au fond cela qui est en jeu : voulons-nous devenir simplement un sport ? –, notre activité, donc, a ceci de particulier que ce sont ses acteurs qui en sont les seuls et uniques juges. Eux qui disent « c’est 7a », ou c’est « 8c ». C’est la communauté des grimpeurs qui dit la difficulté de la voie ou du bloc sur la base de la réflexion, de l’échange argumenté et du consensus. Nous sommes souverains au sens où c’est notre parole qui définit de façon collective les lois de la communauté, ses valeurs, son éthique, ses « règles du jeu ». Nous ne sommes pas des enfants soumis à une autorité que nous ne saurions questionner et à laquelle il nous faudrait nous résoudre : nous sommes l’autorité même à laquelle nous nous soumettons.
On le voit, de ce point de vue, “Darth Grader“, derrière l’innovation, n’est rien d’autre que la négation complète de l’esprit de l’escalade. C’est le dernier avatar du pacte faustien : à quoi est-on prêt à renoncer pour obtenir ce qui au fond, on l’a vu, n’est qu’un fantasme (l’exactitude) ? La réponse est claire : à tout. Ou, plus exactement, à ce qui parmi tout le reste importe le plus : le pouvoir que nous exerçons sur nous-mêmes. Car là où il n’appartient plus au footballeur ou au tennisman de dire s’il y a but, ou faute, si la balle est in ou out, il n’appartient qu’à nous de décréter si la voie vaut 6c ou 7a, si elle a été « sortie » ou non, etc. Tout le pouvoir est dans les mains de ceux qui grimpent, et de nul autre qu’eux. C’est ça la souveraineté du grimpeur que certains entendent nous voir abandonner à la machine – ou du moins, partager avec elle, sans voir que la souveraineté ne se partage pas.

Photo de couverture : Mélanie Cannac

Photo : coll. Gasc

Darth Grader, an auxiliary gadget to confirm a feeling of difficulty or the new great censor of grading? This robotic algorithm is increasingly used in the rhetoric of pro climbers to argue a grade. However, it is the result of a single climber’s coding and remains a subjective proposition, failing to take into account several aspects such as the specificity of the climb (e.g. random or traumatic move, demanding resistance section, real quality of a rest…) in addition to ethical issues not taken into account and sometimes more or less consciously omitted by climbers in their publications on social networks (preclipping, use of knee pads…). In short, nothing can replace the human element, as Matthias Delignière, author of the essay below, reminds us, questioning the place of accuracy in the quest for high-difficulty. Food for thought!

Everyone is familiar with the famous VAR, which soccer fans were promised would put an end to refereeing errors and make decisions more objective. We would finally know with certainty whether or not there was offside, whether or not there was a goal, whether or not there was a hand. We all know what polemics are all about: it never stops.

These days, at the Roland Garros Open, we learn how this innovation has spread to tennis, where linesmen are gradually being replaced by computers, on the pretext that they reduce the error of judgement from 2 centimetres for the human eye to 3.6 millimetres for the machine. In other words, there’s still infinity left to achieve the accuracy we’re once again being led to believe.
As far as we’re concerned, the machine goes by the sweet name of “Darth Grader”, and it promises, as elsewhere, more objective, more precise gradings. At last, you can be sure, without any possible debate, that you’ve climbed 7b, 5a or 8c+. That is, provided you have properly assessed the difficulty of the passages that together make up the grade. Here again, a whole world separates us from accuracy. But that’s not the whole story.
For those who claim to entrust the machine with the task of judging what they do on their behalf are thereby voluntarily dispossessing themselves of their sovereignty, while at the same time abandoning to it the care of reflection and the highly political art of discussion and consensus. There’s no need to discuss, the machine will decide. No need to agree, to find common ground, to develop arguments and ideas, to try to convince. No need to talk to each other, or even to recognize the legitimacy of each other’s words: the machine decides for us.

It’s understandable, almost natural, that sports such as soccer and tennis should slide down this direction: from the outset, the players – certain amateur levels aside – are stripped of all decision-making power in favor of a third party, the referee. All that’s left for them to do is rage and protest. Submission or sulkiness. But our activity, which would be difficult to reduce to a sport – and perhaps that’s what’s at stake: do we want to become just a sport? -What’s special about our business is that it’s the players who are the sole judges. They are the ones who say “it’s 7a”, or “it’s 8c”. It’s the community of climbers who decide on the difficulty of a route or boulder, based on proposition, discussion and consensus. We are sovereign in the sense that it is our words that collectively define the community’s laws, values, ethics and “rules of the game”. We are not children subject to an authority that we cannot question and to which we must submit: we are the very authority to which we submit.

As you can see, from this point of view, “Darth Grader” is nothing more than the complete negation of the spirit of climbing. It’s the latest avatar of the Faustian pact: what are we prepared to give up to obtain what, as we’ve seen, is basically a fantasy (accuracy)? The answer is clear: everything. Or, to be more precise, to what of all the rest matters most: the power we exercise over ourselves. Where it’s no longer up to the footballer or tennis player to say whether there’s a goal or a foul, whether the ball is in or out, it’s up to us to decide whether the route is 6c or 7a, whether it’s been “taken out” or not, and so on. All the power is in the hands of those who climb, and none other than them. This is the climber’s sovereignty that some people want us to surrender to the machine – or at least share with it, without realizing that sovereignty cannot be shared.

Cover pic: Mélanie Cannac

Darth Grader

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