Voici une interview d’Antoine Le Menestrel suite au visionnage du documentaire de Benoît Regord sur le développement de Buoux,”L’escalade libérée”.
Comment définirais-tu l’escalade libre telle que tu la concevais à l’époque ?
Dans les autres pays on nomme cette escalade rock climbing ou sport climbing. En France l’escalade libre a permis:
– de nous libérer du sommet, une voie peut s’arrêter au milieu d’une falaise.
– d’ouvrir une voie à partir du sommet en posant un rappel.
– de préparer la voie en brossant le lichen, en adoucissant le tranchant des prises, en plaçant l’assurance aux endroits judicieux pour mousquetonner et de l’offrir à la communauté des grimpeurs.
– d’explorer de nouveaux profils comme les bombés.
– de développer notre répertoire gestuel
– de grimper sans que le matériel serve à la progression, sauf les chaussures et la magnésie !
– de contribuer à l’évolution du matériel : avec les nouvelles cordes la chute peu faire partie de notre pratique, avec les chaussons la précision nous permet de prendre des prises de plus en plus petites, avec les baudriers cuissards la liberté de mouvements, le casque ne sert plus car nous sommes dans un univers avec moins de danger extérieur. En outre cette escalade a permis :
– d’ouvrir les cotations vers le haut, le 8 n’existait pas…
– de nous encourager par la voix, c’est devenu un atout pour dépasser nos limites. Ce sont des moments forts et émouvants de ferveur collective.
– Le nom des voies s’est poétisée comme « la Rose et le Vampire »
– L’esthétique des grimpeurs s’est colorée, bandeau dans les cheveux, collants fluo
– que le bloc comme la falaise ne deviennent plus des lieux d’entraînement pour la montagne mais acquièrent leur spécificité propre et existent en tant que pratique.
– de démocratiser la pratique.
– que l’escalade deviennent mondialement connue comme «l’escalade à mains nues»
– la création d’une nouvelle fédération d’escalade et ensuite sa fusion avec la F.F.Montagne pour aboutir à la création de la F.F.M.E.
– que le parrainage ne soit plus une étape pour les débutants.
– l’apparition des compétitions d’escalade de difficultés.
– l’apparition de murs artificiels d’escalade.
– l’apparition du métier d’ouvreur de voie sur mur.
– l’apparition de nouveaux métiers, Moniteurs d’escalade, cordiste, entraîneurs…
-l’apparition de nouvelles pratiques : la danse-escalade et la danse verticale, l’escalade dans les arbres
…
L’éthique de l’escalade était différente dans chaque pays. Sous l’impulsion de Jean-Claude Droyer l’escalade libre s’inventait depuis la fin des années 70 et les règles éthiques n’étaient pas figées Je faisais partie des grimpeurs qui contribuaient à cette évolution : on en discutait, on en rêvait, on actait. Je me sentais missionnaire de cette éthique. J’avais une vision absolue de notre nouvelle éthique et je pensais qu’elle était la meilleure façon de grimper. J’avais pratiqué l’escalade artificielle, l’escalade avec l’éthique Allemande et Anglo-saxonne avec goût (j’avais grimpé Right Wall à 16 ans en 1981). C’était une pratique dans laquelle nous étions grimpeurs ouvreurs acteurs.
L’escalade libre laisse la possibilité d’inventer sa signature de grimpeur. L’escalade est une pratique qui évolue avec son temps. C’est une pratique culturelle.
L’escalade libre s’est imposée devant toutes les autres éthiques qui existaient dans le monde.
L’escalade libre a uniformisé une éthique qui a été adoptée sur toutes les falaises. La comparaison des performances a été plus facile.
Dans le film tu la juges contraignante ?
L’escalade telle que nous pratiquions avait des règles très contraignantes. Nous étions rigoureux. Je m’imposais de toujours grimper en tête. Réaliser un à vue c’était sans dégaines en place, sans ticket, sans avoir vu qui que ce soit dans la voie, alors je me retirais pour ne pas voir le grimpeur. Chaque jour d’escalade était un jour avec un challenge. Lorsque j’ouvrais une voie je devais faire la première. Lorsque nous réussissions une nouvelle cotation nous pensions déjà à réaliser une cotation plus difficile. J’étais vampirisé par la réussite.
L’escalade libérée dépeinte dans le documentaire est-elle forcément en opposition ?
Non en fait j’ai gardé un état d’esprit de l’escalade libre mais je me suis libéré de ces contraintes. J’ai gardé le plaisir du geste et de sa relation avec la partition minérale. Je grimpe à la rechercher de l’état de grâce, ce moment dans lequel je ne pense plus. Mon corps est souple et mon esprit est vide. Je suis libre sur la paroi. Je ne suis plus qu’un mouvement.
J’ai aussi gardé l’esprit d’ouverture de voie et celui d’être acteur d’une pratique qui s’invente. Cet état d’esprit créatif me porte encore en escalade pour réinventer quotidiennement ma pratique de l’escalade. La création m’accompagne dans ma démarche artistique.
Quel regard portes-tu sur l’escalade actuelle ?
Une nouvelle étape est là. Il y a de nouveau possibles, il y a plus de place à la diversité. C’est notre contexte qui va nous obliger à évoluer. Depuis que je grimpe j’ai pratiqué l’escalade en famille, l’escalade artificielle, l’escalade libre, l’escalade sportive, l’escalade en terrain d’aventure, l’escalade en salle, l’escalade de compétition, l’ouverture de voies, le deep water, la danse-escalade, l’escalade poétique, l’escalade urbaine, l’escalade haptonomique, l’escalade libérée… ces pratiques sont seulement des facettes de l’Escalade. Il y a des escalades. Ces pratiques vont d’elles garder un lien entre elles?
Nous cohabitons avec divers utilisateurs dans des lieux divers. Notre relation à la nature est-elle écologique ? Souhaitons-nous une diversité des pratiquants ?
Nous partageons cette aventure verticale avec nos compagnons de cordée sans limite d’âge, de genre, de morphologie, de niveau, d’expérience et d’éthique. C’est unique et merveilleux.
Quel est ton meilleur souvenir d’escalade ?
L’ascension de “Revelations” en libre puis en solo en 1985. Coté 8a, c’était la cotation la plus haute d’Angleterre. Cette voie est aujourd’hui cotée 8b. Pourquoi cette performance n’est-elle pas reconnue ?
J’adore grimper avec ma maman.
Quel accomplissement aimerais-tu encore réaliser en escalade ?
Je m’investis dans le Collectif Grimpe Oudoor afin d’organiser les Etats Généraux des Escalades en Site Naturel. Mon sommet c’est de créer une coopération entre les acteurs des escalades afin que la communauté des grimpeurs puisse faire cordée et regagner en autonomie et en responsabilité. Des difficultés sociales surplombent la diversité de l’escalade. Notre activité évolue en fonction de considération économique, assurantielle et de compétition. Aujourd’hui aucune institution n’est légitime pour représenter l’escalade en milieu naturel ? Des choix collectifs d’itinéraire sont à prendre. Prenons le temps de faire relais pour se projeter vers un sommet plus humain. Nous devons prendre des risques et développer l’esprit de cordée. L’escalade est dans la capacité de s’adapter. Rêvons que toute la communauté des escalades s’encorde ensemble pour créer de nouvelles voies.
La conquête est une valeur pilier de notre civilisation. Notre langage et nos mythologies sont édifiés autour de la survalorisation du Haut. En grimpant nous portons une responsabilité symbolique. Escalader participe à promouvoir cet imaginaire de la croissance. Mais l’escalade c’est aller au sommet par désir et revenir en bas par nécessité. L’ascension est une prise de position et notre descension une prise de conscience. Nous, acteurs des escalades avons la responsabilité de ne pas oublier la descension.
Sans le risque le grimpeur existerait il ? Nous aimons prendre des risques. Le danger c’est de prendre trop de risque ou d’être dans un environnement qui en comporte trop. Pour chacun la mesure est différente. En escalade, le risque nous le partageons. Nous faisons cordée, il a coresponsabilité. On ne partage pas la responsabilité du risque en part de gâteau comme essaie de le faire les sociétés d’assurances. Depuis la Bible la responsabilité est avalancheuse : Dieu n’a pas pris sa part il a dit que c’était l’homme qui a dit que c’était la femme qui a dit que c’était l’animal. Celui qui est le plus bas subit une trop grande part de responsabilité. Voulons-nous une diversité de risques ? Comment poursuivre une pratique qui comporte des risques bienveillants dans un environnement social qui a peur ?
Peut-on considérer l’escalade libérée comme une résurgence du manifeste des 19, 25 ans après ?
OUI. En 1985 j’ai signé « Le Manifeste des 19 » contre l’apparition des compétitions en France dont voici un extrait : « Certains sports n’existent qu’à travers la compétition, qui est leur seule raison d’être. Mais l’essence de l’escalade est autre. Sa finalité est et doit rester une recherche de la difficulté technique et la recherche d’un objectif chaque fois plus ambitieux… L’escalade est avant tout une recherche personnelle. Mais il y aura aussi ceux qui continueront à pratiquer le vrai jeu de l’escalade : les gardiens d’une certaine essence et d’une certaine éthique de l’escalade. » Aujourd’hui je suis toujours fier d’avoir signé ce manifeste. J’étais un jeune étudiant, je vivais en marge de la société, je défendais avec « la bande des Parisiens » et bien d’autres une pratique de l’escalade non assujettie au système médiatico-financier-compétitif. J’étais idéaliste, je ne voulais pas de ce monde-là. Nous redoutions de perdre notre liberté et notre état d’esprit, et nous demandions de la réflexion. Nous étions tous des amateurs et n’avions pas de rapport financier avec l’escalade. Seuls quelques grimpeurs comme Patrick Edlinger et Patrick Berhault vivaient de l’escalade. La société intègre les pratiques marginales comme l’escalade par la compétition.
L’escalade de compétition n’est pas l’Escalade. Il faudrait poursuivre l’invention de l’escalade de compétition. L’escalade de compétition se perd quand elle essaie de se parer de valeurs ; sa raison première c’est la mise en scène de la recherche du meilleur. C’est un spectacle. L’esprit compétitif valorise le plus fort et provoque l’exclusion. Il suit l’idéologie dominante du plus fort au détriment de valeurs de solidarité. Il développe la comparaison entre les êtres humains et provoque des souffrances. Il y a un gagnant heureux et beaucoup de déçus. Tout se fait au détriment des aides à l’épanouissement des grimpeurs, au développement de la pratique, à la protection de nos terrains de jeux naturels, au développement d’autres valeurs non compétitives. La compétition est aujourd’hui incontournable, elle réunit de grand nombre de pratiquant mais phagocyte les autres facettes de l’escalade. Elle repousse la dimension poétique, initiatique, contemplative de l’escalade. L’état d’esprit uniquement compétitif n’est plus d’actualité pour notre humanité. Mais cet esprit compétitif est toujours présent grâce au vide laissé par d’autres valeurs humaines oubliées et pas assez développées.
Je suis habité par l’esprit d’émulation où l’autre m’aide à être meilleur. L’esprit compétitif est différent, il donne de l’énergie pour devenir meilleur que l’autre. Il y a là une grande différence que beaucoup ne comprennent pas mais qui génère des comportements très différents. Quand la compétition est arrivée, je ne voulais pas mettre toute mon énergie et ma créativité pour être le meilleur, cela me semblait déplacé pour un être humain. Je me souviens de m’être trouvé dans un dilemme : soit de m’adapter à l’apparition des compétitions ou soit d’arrêter de grimper. Si je m’accrochais à une certaine idée de la pureté de l’escalade alors j’allais mourir. Je devais trouver un moyen de m’adapter, de devenir créatif au sein du système.
L’escalade libre s’était inventée, alors je pouvais poursuivre cet élan créatif. Je préférais me mettre au service d’une idée au-delà de moi qui puisse donner une image de l’escalade que je pouvais en partie maîtriser et dont je pouvais être fier. J’ai voulu que la compétition soit la plus intéressante possible. J’ai inventé des gestuelles pour mes amis grimpeurs qui allaient participer aux compétitions.
Il y aura toujours ceux qui pratiquent l’escalade pour le partage, l’engagement, l’émulation, la solidarité, la poésie, la danse de façade, la contemplation, le respect de l’autre et de la nature, la créativité, l’escalade sur les cartons ou des frigidaires, ceux qui inventent leur voie.
J’ai 55 ans et mon désir infini d’escalade s’exprime dans mon corps dont les limites, elles, ne sont pas infinies. Mon corps, c’est mon premier compagnon de cordée, mon sommet c’est le partage.
Photo de couverture : Benoît Regord
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