« Quoi ? Mais pourquoi tu t’acharnes dans ce truc ? C’est moche, c’est court, c’est surnaturel, c’est pénible, c’est dur, c’est illogique, c’est traumatisant, c’est mal équipé ! ».
Cette interrogation, souvent entendue au pied des voies, nous a parfois heurtés. Comment le pratiquant choisit-il sa ligne à gravir, son challenge du jour ? Si certains nous avouent se documenter à outrance avant leur séance dehors, à grands coups d’infos glanées sur internet ou par le bouche à oreille, de photos, vidéos, d’autres papillonnent au pied des voies à la recherche d’une voie à tenter, préférant le feeling de l’instant. Une chose est sûre, on lève tous la tête en arrivant en falaise et nous avons tous fini par faire le choix d’une ligne à gravir.
Même si au premier coup d’œil l’intérêt d’un itinéraire le rebute, le grimpeur peut finir par tenter la bouse, voire la projeter, invoquant toujours plusieurs arguments : un flow, une sortie de zone de confort, une croix à faire en mode collectionneur compulsif « car il faut toutes les faire », une voie de son niveau pour passer la journée avec les copains au secteur quand rien d’autre ne le tente, une sortie de sa zone de confort en se confrontant au retors et pénible… Bien que subjectif, le sens du mot “bouse” est parfois aussi collectif, avec des voies recommandées et d’autres voies qui le sont moins, voire définies comme telles par la communauté grimpante.
Du coup, les bouses illustrent forcément une facette de notre activité et de notre pratique à tous, car tout le monde en essaie forcément une ou deux dans sa vie. Même Chris Sharma, grand concepteur de king lines dans le milieu de l’escalade, nous a gratifiés de voies dures dures mais disgracieuses dont on taira les noms pour rester dans le politiquement correct.
L’escalade est un art du mouvement. Et si certains préfèrent mettre l’accent sur le premier terme, d’autres voient dans le mouvement la substantifique moelle de notre activité. Pour eux c’est lui qui compte, pas son écrin. Adam Ondra pourrait être cité en chef de file de la deuxième catégorie. Il aime d’ailleurs en jouer dans ses vidéos en expliquant savoir que son nouveau 9a+ ou 9b torché en trois sessions n’est pas des plus attirants… Tout en en remettant une couche dans le même secteur le lendemain. Autrement dit, ce qui l’intéresse n’est pas ce que les Boticelli ou Monet de ce monde pensent de la valeur esthétique de sa dernière ligne. Il n’a que faire du beau, ce n’est pas le beau qu’il grimpe mais une succession de mouvements dont à ses yeux la complexité, variété ou improbabilité seules importent et donnent du sens au qualificatif. Une voie peut dès lors être laide, dans une grotte sordide, humide, sur un rocher poli ou poisseux, tout en comportant des pépites gestuelles nonpareilles ou d’inesthétiques-mais-néanmoins-somptueux pas de bloc.
Il arrive que des king lines cumulent une identité artistique certaine et des séquences incroyables — Ondra les a d’ailleurs pratiquement dans leur grande majorité croitées. Mais les deux choses ne sont pas siamoises, il s’agit bien de qualités sans lien causal.
Naturellement, quand on vit de ses doigts, les belles images dans les belles voies l’emportent sur des photos pourries dans un laideron minéral. Pourtant on vous prévient depuis des millénaires: “l’habit ne fait pas le moine”. Les anglophones, eux, disent qu’il ne faut pas “juger un livre d’après sa couverture”, ce qui signifie la même chose : les apparences peuvent être trompeuses. Que ce soit en grimpe ou dans les relations amoureuses, bref, dès que quelque chose compte il est bon de ne pas se laisser aveugler par ce qui brille. Combien de fois sommes-nous montés dans des voies réputées ou des musts à la réputation surfaite, pour au final en ressortir une expérience assez décevante ?
Ondra a une excuse, formative s’il en est : la République Tchèque n’est pas un vivier de mannequins géologiques, à moins de parler de grès (mais il s’agit d’une escalade trop ancrée dans la culture locale pour rayonner à l’international, malgré quelques visites de marque). Né en Espagne, peut-être aurait-il rejoint le camp des esthètes… On dira qu’il n’est pas difficile : bien lui en prend. Est-ce là peut-être, au-delà de son long cou, de ses genoux élastiques et de sa cadence folle, ce qui fait sa force ? Car une qualité cachée des bouses tient à ce qu’elles aident à la progression en forçant le grimpeur à s’adapter, trouver la parade à un problème rocailleux encore jamais rencontré, et donc à s’améliorer.
La “grimpe du mouvement” a donc pour elle d’être inconditionnelle, son pratiquant aimant grimper pour grimper, pas pour coucher avec une Vénus de Milo ponctuée de spits. Grimpo, ergo sum contento. Petit avertissement. Un des problèmes du beau (demandez à Kant, Hegel et al.) est qu’il s’inscrit dans un contexte donné. Qu’est-ce en effet qui guide les critères de qualité du caillou, d’esthétisme d’une ligne ? Autrement dit les années passent, les goûts changent, ce qui était magnifique hier perd de sa superbe aujourd’hui. Il est peu probable que la chose fonctionne à l’envers, mais enfin peut-être faut-il juste relire Kant ? Ainsi l’escalade sportive évolue et se codifie.
Dernier avantage des bouses : puisqu’elles sentent si mauvais, point de queue à leur pied. Luxe, calme et volupté. Et cela vaut de l’or quand on appréhende la fréquentation de certaines Mecques européennes liée à la massification de l’activité. Quel patrimoine va-t-on léguer à nos générations futures ? Le caillou s’étant fait poncer par des foules grimpantes attirées par le sublime (ou juste le spot à la mode), l’escalade en milieu naturel ressemblera-t-il plus qu’à un ensemble de bouses dans un demi-siècle ?
En tout cas, on constate tout de même en 2023 que les talents d’aventuriers des grimpeurs outdoor modernes sont souvent assez limités : si c’est facile pour la cotation, qu’il y a des vidéos existant sur le web et que quelqu’un a posé les dégaines dans la voie, king line ou bouse (encore que : une bouse peut-elle en effet être facile pour la cotation? That is the question), la voie sera forcément beaucoup plus fréquentée. N’oubliez pas de brosser et de limiter votre impact !
Photo de couverture : Pavel Klement – Texte : Denis Lejeune et Pierre Délas
“What? Why do you even bother with this stuff? It’s ugly, short, it’s supernatural, it’s painful, it’s hard, it’s illogical, traumatic, it’s badly bolted !”.
This question, often heard at the crag, sometimes hurts us. How does a climber choose the line to climb, the challenge of the day? While some of us confess to doing a lot of research before their outdoor session, using information from the internet, topo guides or word of mouth, others wander around looking for a route to try, prefering the feeling of the moment. One thing’s for sure: we all look up when we get to a crag, and we all chose a line to climb.
Even if, at first glance, the interest of a route puts them off, the climber may end up trying said piece of crap, or even projecting it, always invoking various arguments: a particular flow, a way out of their comfort zone, a tick one has to do in compulsive collector mode “because you’ve got to do them all”, a route at their level to spend the day with friends in the sector when nothing else tempts them, a way out of their comfort zone by confronting the tricky and difficult, so on and so forth. Although subjective, the qualification of ‘dung’ (litteral translation of the French ‘bouse’: can you English speaker think of a better word?) is sometimes collective, with routes that are recommended and others that are less so, or even defined as downright ugly by the climbing community.
As a result, a ‘dung’ is necessarily a facet of our activity and practice, because everyone tries one at some point. Even Chris Sharma, the embodiment of the ‘king line’ in the climbing world, has graced us with some ungainly routes, whose names we won’t mention for the sake of political correctness.
Climbing is the art of movement. And while some prefer to emphasise the first term, others see movement as the very essence of our activity. For them, it’s the movement that counts, not the setting. Adam Ondra could be cited as the leader of this second category. In fact, he likes to play it up in his videos, explaining that he knows that his new 9a+ or 9b climbed in three quick runs isn’t the prettiest… While returning the very next day to climb another route in the same sector. In other words, he’s not interested in what the Boticelli or Monet of this world think of the aesthetic value of his latest line. It’s not for the beauty he’s climbing, but for a series of moves whose complexity, variety or improbability alone matter to him more and give meaning to the qualifier. A route can therefore be ugly, in a squalid cave, damp on polished rock or complete choss, while at the same time featuring superb moves or an unsightly yet sumptuous bouldery crux.
King lines can sometimes combine a definite artistic identity with incredible sequences, and Ondra has practically ticked the vast majority of them. But the two things are not Siamese twins; they are qualities without a causal link.
Naturally, when you have to choose for your media profile, beautiful images on beautiful routes win out over rotten photos in a crap mineral setting. Yet they’ve been warning us for millennia: don’t judge a book by its cover. In short, whether it’s in climbing or in relationships, as soon as something counts it’s a good idea not to let yourself be blinded by what glitters. How many times have we climbed famous routes or must-dos with overrated reputations, only to end up with a rather disappointing experience?
Ondra has an excuse, a formative one if ever there was one: the Czech Republic isn’t a breeding ground for geological top-models, unless you’re talking about sandstone (but that’s climbing that’s too rooted in local culture to shine internationally, despite a few visits from climbing stars). Born in Spain, perhaps Ondra would have joined the aesthetes’ camp… We’ll say he’s not picky: good for him. Is this perhaps his strength?
Climbing for movement is therefore unconditional, as climbers of that camp like to climb for climbing’s sake, not to have sex with a Venus de Milo dotted with bolts. Grimpo, ergo sum happy. A little warning. One of the problems with beauty (just ask Kant, Hegel et al.) is that it is embedded in a given context. What indeed guides the criteria for the quality of a route, the aesthetics of a line? In other words, as the years go by tastes change, and what was magnificent yesterday loses its superbness today. It’s unlikely that things work the other way round, but perhaps we should just reread Kant? So sport climbing evolves and becomes codified.
The final advantage of dung is this: since it smells so bad, there’s no queue at its foot. ‘Luxe, calme et volupté’, as French poet Charles Baudelaire said of other matters. And that’s worth its weight in gold when you consider the number of visitors to certain European Meccas as a result of the massification of our activity. What kind of heritage will we bequeath to future generations? With the rock having been polished by hordes of climbers, will outdoor climbing look more like a collection of dung half a century from now?
In any case, in 2023 we can see that the adventurous talents of modern outdoor climbers are often quite limited: if it’s easy for the grade, you can find videos on the web and someone has put their quickdraws on the route, king line or not, the route is bound to be much more popular. Don’t forget to brush and limit your impact!
Cover pic: : Pavel Klement – Text : Denis Lejeune and Pierre Délas